Par Etienne Balibar Louis Althusser (1918-1990) et Antonio Negri (nĂ© en 1933), deux grandes figures du marxisme contemporain, sont reprĂ©sentĂ©s dans le catalogue des PUF par certaines de leurs Ćuvres les plus significatives. On peut y voir le symbole dâune rencontre virtuelle entre deux personnalitĂ©s intellectuelles Ă certains Ă©gards semblables, Ă dâautres trĂšs diffĂ©rentes, mais aussi entre deux traditions militantes et deux nations europĂ©ennes qui ne sont pas vraiment Ă©trangĂšres lâune Ă lâautre, mĂȘme si elles ne se confondent pas. Althusser et Negri se sont rencontrĂ©s fugitivement en 1977-1978, lorsque Negri vint donner Ă lâEcole normale supĂ©rieure une sĂ©rie de leçons sur « Marx au-delĂ de Marx ». Il nâest pas certain quâils se seraient entendus, tant leurs thĂ©ories divergent â Ă moins quâau contraire leurs intĂ©rĂȘts et les goĂ»ts quâils avaient en commun nâeussent crĂ©Ă©s entre eux une de ces amitiĂ©s qui sâinstallent au-delĂ de lâordre des raisons. Ce dialogue manquĂ© se dĂ©veloppe aujourdâhui dans les innombrables dĂ©bats qui, Ă travers le monde, convoquent leurs textes et leurs idĂ©es. Par une remarquable chance (bien aidĂ©e par François Matheron, traducteur de Negri et Ă©diteur des Ćuvres posthumes dâAlthusser), les Ćuvres de lâun et lâautre publiĂ©es ou rĂ©Ă©ditĂ©es aux PUF sont de celles qui caractĂ©risent le mieux leur orientation thĂ©orique respective. Pour Althusser, ce sont : lâanthologie de Feuerbach (Manifestes philosophiques, 1839-1845), parue en 1960 dans la collection « EpimĂ©thĂ©e », qui a profondĂ©ment modifiĂ© notre comprĂ©hension du « passage » entre hĂ©gĂ©lianisme et marxisme, et a fourni Ă Althusser les arguments de sa thĂšse sur la « coupure Ă©pistĂ©mologique » dans lâĆuvre de Marx en devenant lâinstrument de la dĂ©couverte dâun grand philosophe de lâintersubjectivitĂ© ; le petit volume Montesquieu. La politique et lâhistoire (1959), paru dans « Initiation philosophique » et rĂ©Ă©ditĂ© dans Quadrige, devenu lâune des interprĂ©tations classiques de LâEsprit des lois, qui servit aussi Ă Althusser de laboratoire pour penser (et, Ă certains Ă©gards, pour fonder) le « structuralisme » ; lâouvrage collectif Lire « Le Capital », issu du sĂ©minaire auquel participĂšrent aussi J. RanciĂšre, P. Macherey, E. Balibar, R. Establet, qui, avec Pour Marx, inaugura en 1965 la collection « ThĂ©orie » chez François Maspero, aujourdâhui rĂ©Ă©ditĂ©e dans « Quadrige » avec lâensemble de ses variantes ; enfin, le recueil Solitude de Machiavel (Ă©ditĂ© par Y. Sintomer dans « Actuel Marx Confrontations »), oĂč sont repris les principaux essais publiĂ©s du vivant dâAlthusser, dont celui qui fournit le titre tĂ©moigne justement de lâintensitĂ© de la rencontre avec la langue, lâespace politique, la tradition critique du rĂ©publicanisme italien. Ces livres couvrent toute la trajectoire de la reconstruction du marxisme Ă laquelle Althusser sâĂ©tait attelĂ© avec ses Ă©lĂšves et qui fit de lui, dans la pĂ©riode la plus crĂ©atrice dâune existence tragique, coĂŻncidant avec le sursis historique du mouvement communiste, lâun des inspirateurs du grand moment philosophique des « annĂ©es 1968 ». Negri, communiste lui aussi, mais toujours trĂšs Ă©loignĂ© du parti, fut lâun des thĂ©oriciens de lâoperaismo et de lâautonomia operaia en Italie. Longtemps professeur Ă Padoue, un temps dĂ©putĂ© Ă la Chambre italienne, condamnĂ© Ă de longues annĂ©es de prison sous lâimputation dâavoir Ă©tĂ© lâinspirateur intellectuel des Brigades Rouges, il vit et Ă©crit aujourdâhui entre Paris et Venise. Il est devenu lâun des thĂ©oriciens en vue de lâaltermondialisme avec Empire (Ă©crit avec Michael Hardt). Son Ćuvre est reprĂ©sentĂ©e aux PUF par les deux ouvrages savants qui en posent le fondement mĂ©taphysique en prenant appui sur la pensĂ©e des classiques. LâAnomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, publiĂ© en France (1982) avec les prĂ©faces de Deleuze, Macherey et Matheron, dĂ©couvre dans lâEthique et dans le Tractatus Politicus la grande alternative qui commanderait toute lâhistoire de la modernitĂ©, entre les pensĂ©es de la mĂ©diation Ă©tatique et celles de la puissance autonome de la multitude. Cette thĂšse est amplifiĂ©e dans le second ouvrage (lui aussi paru dans « Pratiques thĂ©oriques » en 1997), Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernitĂ©, qui reprend la question de la continuitĂ© des quatre traditions rĂ©volutionnaires rĂ©publicaine (de Machiavel Ă Harrington), libĂ©rale (le constitutionnalisme amĂ©ricain), jacobine (Ă lâorigine du concept mĂȘme de pouvoir constituant), conseilliste (sous ses variantes libertaire et bolchĂ©vique), pour dĂ©boucher sur une proposition « dĂ©s-utopique » de rĂ©solution de la crise du socialisme. Relire aujourdâhui ces textes, ce nâest pas seulement reconstituer une sĂ©quence philosophique qui aura marquĂ© le siĂšcle. Câest installer un dialogue de trĂšs haut niveau, dans lequel se croisent lâĂ©ternitĂ© du concept et lâurgence de la conjoncture, la tradition de Rousseau et celle de Tocqueville, lâĂ©pistĂ©mologie de la structure comme systĂšme de « rapports » matĂ©riels et imaginaires constitutifs de la subjectivitĂ©, et lâontologie de la puissance comme « force productive » anticipant la rĂ©volution dans lâintellectualisation du travail. Câest aussi redĂ©couvrir lâactualitĂ© dâune pensĂ©e critique, certes issue de Marx comme une « belle infidĂšle », mais plus gĂ©nĂ©ralement du matĂ©rialisme des philosophies de lâĂ©galitĂ©, pour qui la spĂ©culation nâest jamais que le langage de la vie rĂ©elle et de lâĂ©mancipation. * Cet article provient du Dictionnaire des philosophes, sous la dir. de Denis Huisman, 2e Ă©dition revue et augmentĂ©e, Paris, PUF, 1993.ALTHUSSER LOUIS, 1918-1990 Philosophe français, nĂ© en AlgĂ©rie, il fait ses Ă©tudes Ă Alger, puis Ă Marseille. En 1937, il fonde, Ă Marseille, une section de la jeunesse Ă©tudiante chrĂ©tienne. Il est reçu Ă lâĂcole normale supĂ©rieure (Ulm) en 1939. Prisonnier en Allemagne de 1940 Ă 1945, il est Ă©lĂšve Ă lâens de 1945 Ă 1948. Il rĂ©dige un diplĂŽme sur La notion de contenu dans la philosophie de Hegel, sous la direction de Gaston Bachelard. AgrĂ©gĂ© de philosophie en 1948, il est nommĂ© agrĂ©gĂ©-rĂ©pĂ©titeur Ă lâens. AdhĂšre au pcf la mĂȘme annĂ©e. SecrĂ©taire de lâens (Lettres) en 1950, il y devient maĂźtre-assistant en 1962. En 1975, il prĂ©sente Montesquieu, la politique et lâhistoire, Les Manifestes philosophiques de Feuerbach, Pour Marx et Lire le Capital, comme thĂšse sur travaux, Ă lâUniversitĂ© de Picardie. A partir de 1965, la diffusion de son Ćuvre en France, puis, grĂące Ă des Ă©ditions originales, en Italie (ses liens avec les Italiens sont privilĂ©giĂ©s. En tĂ©moigne la publication dâune bibliographie (1959-1978), Ă©tablie par Filippo Pogliani, sous le titre Dopo Althusser, per Althusser, dans Materiali filosofici, no 1, 1979), en AmĂ©rique centrale et latine, en Espagne, en Angleterre..., place Althusser au centre de dĂ©bats qui entraĂźnent vite sa notoriĂ©tĂ© dans certaines rĂ©gions du monde, mais au prix de polĂ©miques dâune virulence parfois inouĂŻe. A la suite de RĂ©ponse Ă John Lewis (1972-1973), il prend des positions politiques publiques sur la vie du pcf, tantĂŽt de lâintĂ©rieur (Les communistes, les intellectuels et la culture, intervention orale sur lâabandon de la rĂ©fĂ©rence Ă la â dictature du prolĂ©tariat â...), tantĂŽt de lâextĂ©rieur (XXIIe CongrĂšs, Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste...). Mais les publications thĂ©oriques, dont le tour est politique au moins depuis la PrĂ©face Ă Pour Marx, deviennent des interventions dĂšs 1968 (pĂ©riode de LĂ©nine et la philosophie), parfois hors de France dâabord (en 1968 dans LâUnitĂ ). Et elles comportent des allusions Ă la vie du mouvement communiste international bien avant les textes de 1978. LâĆuvre de Louis Althusser a produit beaucoup de concepts dĂ©jĂ tombĂ©s dans le domaine public, suscitĂ© des faisceaux de polĂ©miques haineuses et peu de critiques judicieuses (cf. ĂlĂ©ments dâautocritique, Hachette, p. 41). On peut bien sĂ»r chercher Ă montrer que nombre des polĂ©miques illustrent sa thĂšse sur la philosophie comme lutte de classes dans la thĂ©orie, ou que telle â rĂ©futation â relĂšve dâĂąneries dans la lecture. Mais lâanalyse des principaux concepts, qui touchent au commencement dâune science, Ă la pratique thĂ©orique, Ă la dialectique matĂ©rialiste, Ă la science de lâhistoire, Ă la thĂ©orie des idĂ©ologies et du sujet, Ă la thĂ©orie de la philosophie... nâest peut-ĂȘtre pas la premiĂšre tĂąche Ă accomplir pour prĂ©senter Althusser. Ce qui le caractĂ©rise en effet dâabord nâest pas tant lâensemble â mouvant â de ses productions que sa maniĂšre de produire. Et lâon peut lui appliquer ses propres analyses du travail thĂ©orique (Sur la dialectique matĂ©rialiste, in Pour Marx) : la facture des produits dĂ©pend du type de travail sur dâautres produits thĂ©oriques extĂ©rieurs. Althusser brille dans la philosophie â marxiste â par son ouverture extrĂȘme aux â non-marxistes â, et par la rigueur du travail auquel il les soumet. A ne pas le voir, on sâĂ©gare Ă parler de modes Ă son propos : Bachelard, Canguilhem, structuralistes, Foucault, Lacan, Mao, Spinoza, radicalisme Ă lâitalienne... Mais ce ne sont que les matĂ©riaux dont il sâest emparĂ©. Althusser est un des philosophes les plus conscients, Ă en souffrir, du vide dâune pensĂ©e qui ne pourrait sâexercer sur un dĂ©jĂ -lĂ thĂ©orique. Il convie chacun Ă analyser ses propres procĂ©dures de travail pour Ă©viter lâeffroi devant sa stĂ©rilitĂ©, ou lâillusion dâune spontanĂ©itĂ© crĂ©atrice sans limites. Or, non plus que les matĂ©riaux quâil traite, ses procĂ©dures de travail nâappartiennent en prioritĂ© Ă la tradition marxiste. La parentĂ© entre sa conception de la rigueur philosophique et celle de Husserl dans La philosophie comme science rigoureuse est par exemple trĂšs forte. JusquâĂ avoir suscitĂ© une difficultĂ© thĂ©orique fĂ©conde : tout du â marxisme â peut-il ĂȘtre rĂ©duit Ă une science ? Ne doit-on pas distinguer parmi les idĂ©ologies selon des critĂšres autres que le couple Vrai/Faux ? Point culminant de cette difficultĂ© : ProblĂšmes Ă©tudiants, in La Nouvelle Critique, janvier 1964. Effet : la catĂ©gorie de justesse mise ensuite au point. On dira : mais en quoi sâagit-il de â marxisme â dans tout cela ? Althusser apprend Ă ne pas poser ainsi la question. Dâabord le â marxisme â nâexiste pas par grĂące divine comme une doctrine constituĂ©e. Il y a, produits en liaison avec des mouvements populaires, un commencement de science de lâhistoire et des aperçus philosophiques fragmentaires et disparates. Lâillusion dâun bloc doctrinal date du xxe siĂšcle. Ensuite un travail thĂ©orique sâexerce sur des concepts, en livre dâautres, mais en relation avec des situations extĂ©rieures. Et cette situation de rĂ©fĂ©rence est constante pour Althusser : les besoins thĂ©oriques des mouvements rĂ©volutionnaires. Situation pensĂ©e par Marx, Engels, LĂ©nine..., mais pensable aussi grĂące Ă dâautres auteurs, Ă condition de modifier certains de leurs concepts, dâen Ă©laborer de nouveaux. Enfin lâhorizon dâun travail thĂ©orique doit ĂȘtre prĂ©cisĂ©. Et celui dâAlthusser appartient Ă la tradition marxiste â mais non Ă elle seule â par des liens fondamentaux. En effet un â problĂšme â nâapparaĂźt jamais par lui-mĂȘme dans lâabsolu, mais est toujours inscrit dans un â montage â particulier, idĂ©ologique ou scientifique. Il nâexiste donc pas de â problĂšmes â philosophiques par nature. Et Althusser refuse la description phĂ©nomĂ©nologique ou lâĂ©lucidation des notions : toute la langue commune oĂč sont Ă©noncĂ©s les â problĂšmes â doit trembler avant de devenir philosophique. Aucune question â quâest-ce que... ? â, aucune recherche dâessence, aucune position dâobjet, aucune visĂ©e de sujet... nâest acceptĂ©e. Au profit dâune analyse des liens qui unissent les â montages â aux conditions rĂ©elles dâexistence dont ils sont les â indices â. La philosophie peut alors sâoffrir comme intermĂ©diaire entre les engagements idĂ©ologiques et les conceptions scientifiques qui analysent conditions, montages et liens. Et son statut devient une question centrale pour Althusser (cf. LĂ©nine et la philosophie et RĂ©ponse Ă John Lewis). De sorte que le matĂ©rialisme historique nâest pas un relativisme (sociologiste ou historiciste) qui tiendrait toute conceptualisation pour lâeffet de conditions historiques changeantes, mais une science qui, produit certes historique, permet en mĂȘme temps lâĂ©mergence de concepts provisoires et dĂ©finitifs. Provisoires, car ils restent insĂ©rĂ©s dans une histoire qui les rectifie. Câest lâhistoire qui cause lâapparence de vĂ©ritĂ©s permanentes, grĂące aux rĂ©Ă©critures successives des concepts, qui chaque fois en effacent lâorigine et le passĂ©. DĂ©finitifs, car ils visent la vĂ©ritĂ© absolue, et cela sur lâhistoire elle-mĂȘme. Câest en ce sens quâAlthusser a condamnĂ© lâhistoricisme, doctrine qui ravale toute science de lâhistoire Ă une conception conjoncturelle du monde (dĂ©finition tout aussi lĂ©gitime que celle de Popper, qui nâa rien Ă voir avec elle). DâoĂč lâaspect parfois dĂ©concertant de lâĆuvre dâAlthusser : le souci de fresques, de synthĂšses thĂ©oriques ambitieuses et schĂ©matiques, dâallure dĂ©finitive, qui ne craignent ni le didactisme ni le dogmatisme rationaliste â et, Ă la fois, lâaspect provisoire des concepts, la mouvance des explications, les reproductions Ă©largies de doctrines, les rectifications, les continuitĂ©s Ă©tablies aprĂšs coup (cf. Soutenance dâAmiens). Faut-il rĂ©fĂ©rer tout cela Ă je ne sais quelle psychologie ? Il sâagit plutĂŽt dâune fidĂ©litĂ© Ă la dĂ©marche des savants : visĂ©e du dĂ©finitif dans la thĂ©orie, couplĂ©e avec la perpĂ©tuelle remise en chantier des recherches. VĂ©ritĂ© absolue et vĂ©ritĂ© relative. Althusser a montrĂ© dĂšs 1961 (Le jeune Marx, in La PensĂ©e, no 96) lâimportance de Feuerbach dans lâĂ©volution thĂ©orique de Marx et la complexitĂ© de ses rapports avec la philosophie de Hegel. Câest Ă Feuerbach que Marx a empruntĂ© un usage particulier de la catĂ©gorie dâaliĂ©nation. Usage quâil a plaquĂ© sur des analyses Ă©conomiques, oĂč lâHomme social Ă©tait le centre dĂ©possĂ©dĂ© de la sociĂ©tĂ© capitaliste. Doctrine rĂ©pĂ©tant lâĂ©conomie en langage philosophique et, rĂ©ciproquement, inaccessible aux procĂ©dures de lâexpĂ©rience scientifique. Câest en rompant avec cette idĂ©ologie thĂ©orique, câest-Ă -dire en â rĂ©glant leurs comptes â avec Feuerbach (ThĂšses sur Feuerbach, IdĂ©ologie allemande) que Marx et Engels entrent dans leur pĂ©riode scientifique, celle de la science de lâhistoire, et quâils peuvent enfin se situer par rapport Ă Hegel. Les effets de cette thĂšse sur la â coupure â dans lâĆuvre de Marx sont innombrables et loin dâĂȘtre Ă©puisĂ©s Ă ce jour. Par exemple : â Marx a-t-il rĂ©ussi Ă renoncer Ă une doctrine de lâindividu gĂ©nĂ©rique comme centre de lâanalyse scientifique, sans renoncer du mĂȘme coup Ă distinguer les mots dâordre rĂ©volutionnaires dâun conformisme des prĂ©visions scientifiques ? â Pouvait-il concilier lâusage polĂ©mique de la catĂ©gorie dâidĂ©ologie avec lâaffirmation trĂšs claire (cf. PrĂ©face de la Contribution Ă la critique de lâĂ©conomie politique) de son usage comme concept historique (les idĂ©es et les comportements non scientifiques dans lesquels les hommes vivent leur existence sociale, y compris rĂ©volutionnaire) ?... Câest Ă partir de lĂ quâAlthusser a entrepris dâĂ©tudier la vision thĂ©orique de Marx â adulte â, et ses points aveugles. De cette rupture (partielle peut-ĂȘtre) avec Feuerbach rĂ©sultait ce quâAlthusser a appelĂ© un antihumanisme thĂ©orique : le refus de considĂ©rer lâessence de lâhomme comme le centre responsable ou dĂ©possĂ©dĂ© de la vie sociale. Lâanalyse scientifique Ă laquelle Marx procĂ©dera tout au long de sa vie nâusera plus jamais dâun concept dâessence humaine, ne fera plus jamais intervenir une telle essence dans la causalitĂ© sociale. Ces thĂšses portant sur la distinction entre analyse scientifique et idĂ©ologie ne prĂ©jugent bien sĂ»r pas de lâimpact de cette analyse dans la transformation de la sociĂ©tĂ© ni de la valeur de cette idĂ©ologie. En tant que cette valeur en particulier relĂšve dâune pratique et non seulement dâune thĂ©orie. ProblĂšme laissĂ© en suspens par Marx. Repris par Althusser, et dâautres. Althusser a pensĂ© voir des analogies entre cet abandon de lâhumanisme thĂ©orique et 1. les thĂšses de Marx sur lâillusion idĂ©ologique ; 2. les remarques de Spinoza sur lâignorance de la causalitĂ© ; 3. celles de Lacan sur la fonction imaginaire de mĂ©connaissance ; 4. celles de Foucault sur la fin de lâHomme. Il a usĂ© Ă ce propos dâun vocabulaire dâhomme de thĂ©Ăątre : celui de la mise en scĂšne du sujet par un X, lui-mĂȘme analogue Ă une structure absente. De cette rupture avec Feuerbach rĂ©sultait une nouvelle conception de la dialectique, matĂ©rialiste enfin, plus pratiquĂ©e que thĂ©orisĂ©e par Marx. DâoĂč une recherche encore ouverte aujourdâhui. Marx a conservĂ© plusieurs aspects essentiels de la dialectique hĂ©gĂ©lienne. Par exemple : â Aucun deus ex machina (Providence...) ne doit intervenir de lâextĂ©rieur pour entraĂźner la succession des Ă©tapes historiques. Celle-ci doit ĂȘtre pensĂ©e selon les effets de la composition des Ă©lĂ©ments ; â Les contradictions sont motrices de cette succession, mais il faut apercevoir quâelles ont des phases diffĂ©rentes, et quâelles ne sont pas forcĂ©ment motrices de dĂ©composition ; â Ce qui se joue dans les processus dialectiques nâest pas le devenir de quelque chose, mais la constitution de quelque chose dans le devenir. Marx a modifiĂ© ou ajoutĂ© des aspects essentiels. Par exemple : â lâesprit nâest pas la communication universelle des contradictions rĂ©elles, ni lâunitĂ© de leur devenir ; â la rĂ©alitĂ© des contradictions ne doit pas ĂȘtre comprise selon les termes dâune incohĂ©rence/cohĂ©rence logique ; â leur dĂ©passement nâest pas la rĂ©conciliation enrichissante dâun malentendu ; â le devenir nâest pas pronominal : rien ne se perd pour se retrouver ; aucune identitĂ©, spirituelle ou non, ne se poursuit Ă travers lâhistoire â sauf cas dâespĂšce Ă envisager, auquel serait rĂ©duit le concept dâaliĂ©nation ; â aucun temps homogĂšne (spirituel) nâest le â bain â des Ă©vĂ©nements sociaux ; â le devenir est lâeffet du jeu de contradictions plurielles les unes sur les autres (comme les luttes de classes et les contradictions des rapports sociaux avec les forces productives) ; un devenir sans sujet nâest pas un devenir sans agents ; â la dialectique sociale est lâeffet des articulations/dĂ©sarticulations de la pluralitĂ© des secteurs dâactivitĂ© sociale ; elle ne relĂšve donc pas plus dâune logique totalisante que dâune logique spirituelle ; â seul cet enchevĂȘtrement des termes inĂ©gaux des contradictions et des contradictions dâimportance inĂ©gale est dĂ©cisif dans le dĂ©terminisme social ; enchevĂȘtrement aboutissant Ă des condensations de contradictions, Ă des dĂ©placements de leur rĂŽle dĂ©cisif, Ă une surdĂ©termination des Ă©lĂ©ments sociaux ; dâoĂč une diffĂ©rence entre ce qui est dĂ©cisif et ce qui est dĂ©terminant en derniĂšre instance. Althusser a pensĂ© pouvoir se rĂ©fĂ©rer Ă Mao Zedong pour appuyer ces analyses, et utiliser des analogies avec certains concepts freudiens. De cette rupture avec Feuerbach rĂ©sultaient les commencements dâune nouvelle science, celle de lâhistoire ou matĂ©rialisme historique. Il Ă©tait alors essentiel pour Althusser de montrer en quoi ce nouveau â continent â est semblable aux autres et en est distinct, en quoi cette science, qui impulse une nouvelle maniĂšre de philosopher, ne lui est pas homogĂšne. Une science semblable aux autres, dans la mesure oĂč lâexplication rigoureuse et soumise Ă lâexpĂ©rience a lâambition de durer dans le ciel des vĂ©ritĂ©s non historiques. DâoĂč le refus de lâhistoricisme (au sens quâAlthusser donne Ă ce mot). Mais une science distincte des autres, dans la mesure oĂč lâengagement dans la pratique rĂ©volutionnaire donne, dâaprĂšs Marx, un discernement plus exact de ce qui est important en histoire : non les choses, mais leurs transformations. Une science qui vise donc lâobjectivitĂ©, mais non lâimpartialitĂ©. Qui estime que la politique seule permet la thĂ©orie de lâhistoire et en dissipe les mystĂšres. Du mĂȘme coup Althusser, sensibilisĂ© aux problĂšmes Ă©pistĂ©mologiques par la lecture de Bachelard, KoyrĂ© ou Canguilhem, a voulu prĂ©ciser comment une telle science, mais peut-ĂȘtre aussi toute science, peut Ă la fois Ă©merger de lâhistoire par son souci de vĂ©ritĂ©, Ă©chapper Ă la subjectivitĂ© par son souci dâobjectivitĂ©, et pourtant rester totalement inscrite dans lâhistoire. Pour cela il fallait admettre que la thĂ©orie des recherches prime sur la mĂ©thodologie (extĂ©rieure Ă lâhistoire), sans ĂȘtre pour autant une psychologie de savants. Althusser fit alors appel Ă Marx lui-mĂȘme : de mĂȘme que la production domine le producteur et le produit (Introduction Ă la Contribution Ă la critique de lâĂ©conomie politique), de mĂȘme la thĂ©orie historique de la production des concepts (ou Ă©pistĂ©mologie, pour Althusser) domine la psychologie et la mĂ©thodologie. Ce que Popper nâa pas compris. Althusser donnait ainsi au travail scientifique une insertion fondamentale dans lâensemble social. Mais cette insertion nâest pas mĂ©canique : les idĂ©ologies, dont les savants visent Ă se dĂ©faire, ne sont pas les moteurs secrets de leurs recherches. Et pourtant ce lien existe : une recherche ne se fait pas sans effets en elle de la conception quâont les savants sur lâefficacitĂ© de leurs procĂ©dures, le statut des difficultĂ©s quâils rencontrent, les urgences thĂ©oriques... Ces idĂ©ologies de la pratique des savants, ou â philosophies spontanĂ©es de savants â sont le plus souvent mises en forme par des philosophies, oĂč elles prennent place, donnent lieu Ă des exploitations extĂ©rieures, mais aussi jouent un rĂŽle essentiel dans le travail scientifique lui-mĂȘme. Althusser Ă©tait donc conduit, par toute son Ćuvre, Ă des questions neuves et difficiles. Marx nâa pas laissĂ© de doctrine explicite quant au statut de la philosophie, de lâidĂ©ologie, du sujet. Althusser a essayĂ© de combler en partie ces manques. Il a prĂ©sentĂ© la philosophie comme distincte des idĂ©ologies, en ce quâelle prĂ©tend se passer dans le seul domaine thĂ©orique ; comme distincte des sciences, en ce quâelle nâa pas la vĂ©ritĂ© comme objet mais vise des objectifs idĂ©ologiques : les luttes de classes dans la thĂ©orie. Il a prĂ©sentĂ© les idĂ©ologies comme des Ă©lĂ©ments essentiels et non Ă©piphĂ©nomĂ©naux dans la formation sociale. DĂ©cisives, souvent, dans les transformations et dans les conservations. Elles prennent part Ă la reproduction ou Ă la destruction des rapports sociaux de production. Elles sont matĂ©rielles. Le problĂšme Ă©tant bien sĂ»r de les distinguer du rĂŽle reproducteur que tiennent, dâaprĂšs Marx, les rapports sociaux eux-mĂȘmes. Il a prĂ©sentĂ© le sujet comme un effet des idĂ©ologies sur les individus biologiques humains entraĂźnĂ©s dans les sociĂ©tĂ©s. Effet, multiple sans doute, dâinterpellation qui fait croire Ă lâindividu quâil peut ĂȘtre, par exemple, le sujet libre de ses pensĂ©es et de ses actes. Alors quâil vit le rĂ©el dans lâimaginaire. Le problĂšme Ă©tant bien sĂ»r dâapercevoir que ce caractĂšre transhistorique des idĂ©ologies nâinterdit nullement la variation extrĂȘme de leurs formes, ni leur justesse rĂ©volutionnaire Ă©ventuelle. La difficultĂ© de ces questions neuves explique pou